Dans un contexte de tension sur les comptes sociaux, le mot d’ordre est clair : chaque euro versé doit l’être à bon droit. Mais dans les faits, les lignes de défense contre la fraude en santé et prévoyance sont encore trop fragiles, insuffisamment légitimées par le cadre légal et hétérogènes s’agissant de l’outillage et des moyens consacrés. Elles peinent à suivre le rythme d’une fraude devenue industrielle, multidimensionnelle, et hautement mobile.
Le dernier bilan de la CNAM est sans équivoque[1]. En 2024, 628 millions d’euros de fraudes ont été détectées et stoppées, en hausse de 35 % par rapport à 2023. Plus encore, 263 millions d’euros ont été évités avant tout versement grâce à des contrôles renforcés en amont. Un chiffre inédit, qui marque un tournant stratégique pour l’Assurance Maladie : celui d’un passage assumé à une logique préventive, fondée sur la systématisation du contrôle a priori.
Mais ces résultats, aussi impressionnants soient-ils, ne doivent pas occulter l’ampleur réelle du phénomène : selon le HCFiPS[2], le manque à gagner lié à la fraude sociale serait de l’ordre de 13 milliards d’euros par an, tous régimes confondus. Et encore, ce chiffre est probablement sous-estimé, tant les techniques d’évitement et les fraudes « grises » – difficiles à qualifier juridiquement – se sont sophistiquées.
Il s’agit donc de prendre ce phénomène dans son ensemble, au niveau marché en impliquant l’Assurance Maladie bien sûr mais aussi les Complémentaires Santé, les professionnels de santé et les plateformes de soins.
- Chiffres et réalités : une fraude protéiforme, un contrôle encore partiel
Derrière les chiffres, ce sont des réalités de terrain qui interpellent.
- Dans les soins de ville, les fraudes aux équipements (optique, audio, dentaire) explosent. L’exemple des audioprothèses parle de lui-même : 115 millions d’euros de fraudes détectées en un an[3], notamment via des centres en réseau, parfois fictifs, souvent peu contrôlés.
- Dans les arrêts de travail, des réseaux structurés commercialisent sur les réseaux sociaux des « kits de fraude » clés en main – faux certificats, fausses attestations employeurs. 42 millions d’euros de fraudes détectées en 2024 sur ce seul poste.
- Dans les établissements de soins, 30 000 séjours hospitaliers sont actuellement en cours d’investigation pour suspicion de surfacturation, dans le cadre des contrôles T2A.
Côtés complémentaires, la pression est équivalente. En optique, les OCAM financent 66 % des dépenses, pour un total de 5,3 milliards d’euros en 2023[4] (contre 4 % pour l’AMO). Ils sont donc les premiers payeurs, mais avec des marges de manœuvre réglementaires encore trop étroites, notamment en matière d’accès aux données.
- Les lignes bougent : un droit en mutation, mais encore restrictif
Sur le front juridique, plusieurs inflexions notables ont eu lieu en 2024.
La délibération CNIL n°2024-063[5], adoptée en septembre dernier, acte la possibilité d’échanges de données entre AMO et OCAM dans le cadre de la lutte contre la fraude. Mais elle souligne aussi les limites du cadre actuel : pas de base légale explicite pour un traitement mutualisé des données sensibles, pas de régime harmonisé pour les complémentaires, pas de statut clair pour les délégataires de gestion ou les réseaux de soins.
Même prudence dans un contexte où la CNIL considère que les « codes regroupés » peuvent suffire à la liquidation des paniers 100 % santé. Une position contestée par la profession, qui estime que l’accès aux données fines (codes LPP, corrections, EDI produits) et la possibilité de réaliser des traitements systématiques à des fins de détection est la condition sine qua non d’un contrôle sérieux en tiers payant.
En parallèle, la LFSS 2025 renforce les leviers d’action côté AMO : extension des prérogatives de contrôle, renforcement du droit au recouvrement, généralisation des poursuites pénales en cas de fraude caractérisée.
L’asymétrie subsiste donc : les OCAM sont juridiquement engagés par le tiers payant[6], mais sans bénéficier de la même capacité d’enquête, de sanction ou d’accès à la donnée que l’Assurance Maladie.
- Vers une stratégie assumée : les recommandations de Proxicare
Face à ces constats, Proxicare préconise un changement d’échelle, à la hauteur des enjeux financiers, juridiques et sociétaux de tout l’écosystème, en premier lieu les cotisants.
A. Systématiser les contrôles a priori et a posteriori, sur données détaillées
La fraude ne peut plus être traitée comme un aléa statistique détectable à l’œil nu : elle doit être considérée comme une variable de gestion à part entière. Cela suppose de généraliser les contrôles a priori dans les domaines à fort risque (optique, audio, dentaire, centres de santé etc), et d’accéder à des données fines, pertinentes, et exploitables en temps réel. Le RGPD le permet – à condition que les finalités soient claires, les traitements proportionnés, les mesures de sécurité et le respect du secret professionnel exemplaires de même que la gouvernance conforme.
B. Mobiliser l’arsenal contentieux, y compris au pénal
Il ne suffit plus d’instruire les dossiers et d’engager, lorsque la fraude est avérée, les procédures d’indus sans certitude de recouvrer les sommes. Il faut pouvoir mobiliser l’arsenal des contentieux comme le fait la CNAM :
- Engager des procédures contentieuses : demandes de pénalités financières, engager des plaintes pénales et des signalements au procureur
- Mettre en place une politique de sanction rapide et ferme
- Récupération des indus et pénalités financières en regard du préjudice subi et des moyens mobilisés pour détecter et instruire les dossiers de fraudes.
- Mettre en œuvre des déconventionnements et partager l’information entre acteurs de la filière
- Engager des actions pénales :
- En collaboration étroite avec les parquets et l’OCLTI (Office central de lutte contre le travail illégal), pour mener des actions de saisie des actifs des fraudeurs
- Procéder aux signalements aux Ordres des professionnels
- Se mobiliser aux côtés de la CNAM pour soutenir le déploiement des outils de lutte contre la fraude :
- Outils pour lutter contre les faux arrêts :
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- Arrêt de travail en ligne (e-AAT)
- Nouveau cerfa papier sécurisé
- Outils pour lutter contre les fausses ordonnances
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- L’ordonnance numérique pour sécuriser les prescriptions
- Les signalements de suspicion de fausses ordonnances par les pharmaciens via le téléservice ASAFO Pharma
- Assurer une veille systématique des réseaux sociaux pour détecter :
- Les offres d’achat d’ordonnance sur les réseaux sociaux pour obtenir une prescription de médicaments pour soi-même sans passer par un médecin
- Les réseaux proposant le recrutement d’assurés sur internet pour aller chercher en pharmacie des produits qui seront ensuite revendus notamment à l’international
Ces évolutions appellent une collaboration renforcée entre professionnels de l’assurance santé-prévoyance et avec les autres régimes d’assurance maladie, la CNAM en tout premier lieu.
C. Mettre en place une gouvernance professionnelle de la lutte anti-fraude en santé
La création d’un cadre inter-organismes structuré, réunissant tous ceux qui agissent déjà de façon concrète sur la lutte contre la fraude ou qui sont légitimes à s’engager pourrait permettre :
- D’élaborer des doctrines communes ;
- De partager des savoirs-faires, le cas échéant des référentiels (ex. : codification LPP, signalement standardisé) et des outils ;
- D’engager un dialogue régulier avec la CNIL, la DSS et les parlementaires pour faire évoluer le droit.
Conclusion
La lutte contre la fraude n’est pas une option. C’est un impératif collectif pour contribuer à la soutenabilité du système, la confiance des assurés, et la viabilité des contrats. Mais elle suppose de sortir de la logique défensive.
Il est temps de penser en stratège. Et d’agir en coalition.
[1] CNAM, Dossier de presse du 20 mars 2025, « Lutte contre les fraudes : En 2024, des résultats records et une mobilisation renforcée », p. 3. https://www.ameli.fr/sites/default/files/Documents/676379/document/dp_lutte_contre_les_fraudes_cnam_mars2025.pdf
[2] HCFiPS, Rapport « Fraude sociale : état des lieux et enjeux », juillet 2024, p. 77.
https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/hcfips_fraude_sociale_2024_rapport.pdf
[3] CNAM, Dossier de presse du 20 mars 2025, p. 6.
https://www.ameli.fr/sites/default/files/Documents/676379/document/dp_lutte_contre_les_fraudes_cnam_mars2025.pdf
[4] CNAM, Bilan 2024 de la lutte contre la fraude, Conseil du 20 février 2025, slide 4.
https://www.ameli.fr/sites/default/files/Documents/675301/document/bilan_2024_lutte_contre_la_fraude_conseil_cnam.pdf
[5] CNIL, Délibération n°2024-063 du 5 septembre 2024
https://www.cnil.fr/fr/deliberation-n-2024-063-lutte-contre-la-fraude-assurance-maladie
[6] France Assureurs, Conférence de presse santé & prévoyance, 26 mars 2025, p. 4
https://www.franceassureurs.fr/sites/default/files/media/document/conference-presse-sante-2025.pdf